Saint Philippe Néri, une figure pour notre temps

Vie, joie…amour

Par le père Jean-François AUDRAIN, à l’occasion des 10 ans de la fondation de l’Oratoire de Hyères, 28 mai 2022.

Prière introductive : O Marie, Mère du Bel Amour,Obtenez-nous, par votre intercession, la grâce du Saint Esprit

Merci de me permettre de passer quelques jours avec vous à l’occasion de l’anniversaire de la fondation de l’Oratoire Saint Philippe de Hyères qui m’est aussi cher, du fait de notre histoire commune, que l’Oratoire en formation de Lorient où je me trouve actuellement. Cette joie est démultipliée en cette année jubilaire de la canonisation de saint Philippe, mais j’ajouterai que c’est toujours et tout simplement une joie de parler de Saint Philippe, figure si aimante et si aimable. J’ai intitulé cette conférence-témoignage Une figure pour notre temps, pour souligner son actualité. Trois parties : Pourquoi Philippe est méconnu en France ; Quelles sont les questions qui m’ont personnellement mené jusqu’à l’Oratoire, puis de l’Oratoire à Saint Philippe ; et quelle réponse Philippe apporte à ces questions. Alors que le festival de Cannes bat son plein, je me suis permis également un sous-titre à l’eau de rose : « Vie, joie…amour », façon série à l’américaine que nous finissons par regarder, non pour l’intérêt du scénario, mais par attachement aux personnages. Ici, avec saint Philippe, nous sommes plutôt dans les décors de Cinecittà, façon Cinéma Paradiso, l’histoire est belle, et les personnages plus encore.

  1. Une Star méconnue en France

Personnellement, je n’ai pas toujours eu cet amour pour le Cinéma Italien, l’attachement à notre héros du jour n’est monté en puissance que peu à peu. D’abord parce que Philippe est très peu connu en France alors que c’est une « star » en Italie, tout spécialement à Rome où il a le titre « d’Apôtre », co-patron de la ville, à l’égale de Pierre et Paul (histoire des calices offerts par la ville), et de « Réformateur de l’Eglise ». Henri Bremond a pu faire remarque que lorsque Philippe arrive à Rome en 1534, la réforme de la Curie était une chose impensable ; lorsqu’il meurt en 1595, elle est chose accomplie, et beaucoup d’historien reconnaissent le rôle central de saint Philippe dans ce travail de réforme qui a anticipé et accompagné le Concile de Trente, en un siècle troublé qui ressemble, à bien des égards, à ce que nous vivons.

Cette méconnaissance de saint Philippe est liée en partie au fait qu’il fit brûler tous ses écrits peu de temps avant sa mort, il ne nous reste donc pas grand-chose si ce n’est quelques lettres et des billets avec de petites poésies. Il ne voulait surtout pas attirer à lui, ne rien retenir, tout orienter vers le Christ, ne surtout pas lui ravir la première place car, disait-il : « Qui veut autre chose que le Christ ne sait pas ce qu’il veut, qui cherche autre chose que le Christ ne sait pas ce qu’il cherche. Vanité des vanités, tout est vanité, sauf le Christ » ! A vrai dire, dans le cas de saint Philippe, ce manque de documentation écrite n’est pas très important car chez lui il n’y a rien de théorique, il n’y a pas d’enseignement magistral, pas de doctrine, pas même, de mon point de vue, de spiritualité proprement dite, simplement un style de vie, contagieux, qui, par influence entraine les jeunes rencontrés dans les rues de Rome ou le matin au confessionnal. Sa vie est sa doctrine. Il faut donc le regarder vivre.

Heureusement, il nous reste quelque chose de précieux : deux mois après sa mort, (26 mai 1595 – 2 août 1595) commença le procès de Canonisation, 4 volumes dont les trois premiers couvrent la seule année qui suit sa mort. Là nous puisons la richesse des témoignages et des paroles de Philippe, citées par les témoins (il faut dire qu’un grand nombre de cardinaux et de papes de la fin du XVIème et début du XVIIème étaient liés de façon très personnelle à ce vieillard qui marqua toute une génération). Le tout premier témoignage me semble très suggestif, il nous donne une clef pour saisir qui est Philippe : une femme raconte comment Philippe avait été appelé alors qu’elle se mourrait en mettant au monde son enfant. Comme à son habitude, le saint prêtre posa son chapeau sur le corps de l’agonisante, fit prier tous ceux qui étaient venus à son chevet, puis, à genoux, lui parla à l’oreille avant de l’appeler à voix forte : « Delia, Delia… ». Elle s’éveilla comme d’un sommeil, tout étonnée de voir le prêtre à ses côtés, penché sur elle, puis lui demanda : « O père, que puis-je pour vous ? », et la réponse : « Que nous soyons saints, que nous soyons saints ! », et devant ses hésitations il insista : « mais enfin, ne doutez pas, je veux que nous soyons tous saints »[1]. C’est là tout le fil conducteur de la vie de saint Philippe qui fait échos à la parole de Paul : « La volonté de Dieu c’est que nous soyons saints » (1Th 4,3). Comme nous le fit remarquer le père Bombardier au début de notre itinéraire avec l’Oratoire, même si saint Philippe est connu pour son humour et sa fantaisie, ou comme « Apôtre de Rome » et « Réformateur », ou comme l’initiateur d’une forme de vie originale pour le clergé séculier, ce qui est premier chez lui, c’est la recherche de la sainteté, puis la mission, et enfin, la vie communautaire. Certes, ces trois aspects sont intérieurs les uns aux autres et il est délicat de les distinguer trop nettement, mais il est vrai que cet ordre respect la chronologie de sa vie, et, à n’en pas douter, sa quête personnelle, ses points d’attention.

L’autre raison qui peut faire obstacle à la connaissance de notre héros – tout spécialement pour un breton habitué à une certaine sobriété (!) et pour tout français à l’esprit bien cartésien – c’est que Philippe est tout ce qu’il y a de plus Italien et qu’il a quelque chose de déroutant, de décalé, loin de l’idée que l’on se fait habituellement de la sainteté. Le cardinal Balthasar dira même qu’il est une personne « à la limite et au-delà de la limite »[2], comme s’il s’agissait d’un transgresseur de frontière. Lorsque deux jeunes abbés originaires de Dijon, Louis Ponnelle et Louis Bordet, publièrent en 1928, Saint Philippe Néri et la société Romaine de son temps[3], Mgr Baudrillart prit soin d’alerter le lecteur dans l’introduction :

Un saint prêtre ne devrait-il pas régler tous ses gestes d’après les Examens particuliers de M. Tronson[4], lesquels, comme chacun sait, ont prévu tous les cas où le prêtre peut se trouver ? Or, de cet idéal, en fin de compte idéal fort élevé de dignité sacerdotale, il faut avouer que saint Philippe est très éloigné. Certains de ses actes nous donnent le frisson. Que voulez-vous ? L’Italie n’est pas la France, il faut en prendre son parti.

Louis Sullerot, dans la recension qu’il fait de cet ouvrage, s’interroge pour savoir si « un saint qui sort, comme saint Philippe Néri, des sentiers battus de la sainteté, n’allait pas déconcerter, peut-être scandaliser quelques-uns avec ses façons par trop inattendues »[5] ? Ce qui fait écrire à Henri Bremond, en 1930, que « tout ce qu’on avait prudemment laissé dormir dans les oubliettes du procès de canonisation, ils [Ponnelle et Bordet] le publient avec un courage tranquille, bien assurés du reste, que le prestige de leur saint n’a rien à craindre de ces révélations tardives »[6]. Pour le lecteur de culture française qui découvre le Saint Philippe Néri de Ponnelle et Bordet, il semblerait donc qu’une figure idéale, théorique de sainteté soit suffisamment répandue dans les esprits pour rendre au moins déroutante, voire difficilement recevable la figure de notre saint comme modèle du chrétien et du prêtre. Ce problème n’est sans doute pas propre aux années 1930 en France, il remonte bien plus haut et il a sans doute des prolongements jusqu’à nos jours, même si bien des choses ont évoluées : dans son exhortation apostolique Gaudete et exsultate, le pape François écrit que « la joie chrétienne est accompagnée du sens de l’humour, si remarquable, par exemple, chez saint Thomas More, chez saint-Vincent de Paul, ou saint Philippe Néri. La mauvaise humeur n’est pas un signe de sainteté » (n° 126).  Il est bon de se le redire et de ne pas tomber dans le piège dénoncé par Madeleine Delbrel : « Sainteté ! que de saints sont ratés en ton nom ! » [7].

  1. Les trois interrogations qui ont conduit à Saint Philippe

« Vie, joie…amour », ce après quoi, tout homme normalement constitué, aspire de tout son cœur.  Avec Saint Philippe nous en est donné un visage, une icône qui réconcilie en elle-même les aspirations les plus humaines et les attraits les plus spirituels, vers les sommets de la sainteté.

1- La Vie et la joie, d’abord. Très jeune s’est posé pour moi la question du rapport entre l’Évangile, comme appel radicale à la conversion mais aussi comme « Bonne Nouvelle », et la vie et les joies de ce monde, ce que le père Yves de Montcheuil appelle « un des problèmes fondamentaux de la vie spirituelle qui est celui de la conciliation du détachement absolu par rapport à tout ce qui n’est pas Dieu et de l’attachement sincère à tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité »[8]. Ou, pour reprendre les mots du père de Grandmaison, comment « vivre dans le monde sans en être, réussir et ne pas se complaire en soi, aimer et être aimé sans attache naturelle, humaine ; être savant, écrivain, maître, père et ami des âmes, guide des esprits et leur lumière, et ne pas s’attribuer tout cela, ou du moins une part, ne pas faire de rapine dans le sacrifice, est-ce possible ? », et il terminait par cette prière : « Seigneur, je n’ai d’espoir qu’en vous seul pour faire ce miracle, d’être au milieu du feu sans brûler »[9]. Cette question est vraiment fondamentale car, pour reprendre encore les propos du p. de Montcheuil, « ceux qui, par la parole ou par l’exemple, présentent [à l’humanité d’aujourd’hui] une vie spirituelle qui ne s’est édifiée que sur les ruines de la nature, où la recherche surnaturelle a tari les sources de la curiosité humaine, où l’amour des biens éternels a desséché l’amour des valeurs humaines, font de la contre-apologétique et risquent de devenir des pierres de scandale »[10], ou pour le dire autrement, y a-t-il la possibilité d’un humanisme chrétien, une manière chrétienne d’être humain, et être humain est-il une condition pour être chrétien[11] ?

Lorsque j’étais plus jeune, spécialement entre 15 et 20 ans, j’ai eu la chance d’expérimenter comment d’autres jeunes (à un âge qui n’est pas des plus faciles pour les choses de la foi) pouvaient découvrir le Christ, le suivre, le prier et fréquenter les sacrements, tout simplement parce personnellement j’avais eu la grâce de vivre ce que nous pouvons appeler « une seconde conversion » et, sans faire de grands discours, par entraînement, voir peu à peu mes amis prendre le pas de la foi à travers les passions que nous avions en commun : la musique, le sport, la danse, les sorties et autres activités propres à nos âges, qui avaient bien sûr besoin d’être purifiées mais dont Dieu n’était jamais absent. Bien des années plus tard, comme aumônier de jeunes, je gardais avec bonheur cette même manière de faire pour tenter d’entraîner vers les sommets d’autres générations sans doute plus attirées par le ski, le vélo, la guitare et l’enthousiasme du groupe que par mes prédications, mais Dieu se donnait dans la vie et la vie témoignait pour Dieu. Tous suivaient d’autant plus volontiers leur aumônier à l’autel du Seigneur qu’ils avaient partagé les mêmes efforts, les mêmes jeux, les mêmes aventures. 

Je n’ai donc jamais compris que l’on puisse opposer les choses de la terre et celle du Ciel (exemple : soupçonner un jeune chrétien qui aurait un look hors catégorie ; où demander à un pianiste concertiste de renoncer à son art en entrant au séminaire, ou encore quand on me pose la question : « mais vous êtes prêtres ou motard ? »). Tout peut-être occasion de péché, et tout peut-être occasion de sainteté (en dehors des actes intrinsèquement pervers). Que l’on puisse opposer des réalités qui ne sont pas du même ordre, comme si l’une était contraire à l’autre, comme si le plus grand ne pouvait contenir le plus petit, m’interroge. Si Dieu s’est fait homme (et voilà l’étonnant, le plus grand contenu par le plus petit), rien d’humain ne lui est étranger – excepté le péché – et tout peut être un chemin pour passer du visible à l’invisible ; et puisqu’il s’agit bien de vivre « sur la terre comme au Ciel », tout le bien, toutes les beautés, toutes les joies, toutes les amitiés d’ici-bas peuvent être, moyennant la croix du Christ, les prémices du Royaume à venir… « A venir » et « déjà là » : « La réalité eschatologique n’est pas renvoyée à une fin du monde éloignée, mais elle devient proche et commence à advenir. Le Royaume de Dieu est tout proche (cf. Mc 1, 15) » (Redemptoris missio 13). Il revient donc au chrétien d’en vivre et de le faire vivre [ce Royaume], de le proposer, de le manifester, de le faire expérimenter par une vie qui soit comme un noviciat de l’éternité. Je recherchais donc une figure sacerdotale qui portât joyeusement cet humanisme chrétien, non par des théories mais par sa vie tout entière.

2-Liée à cette première question et qui en découle, celle de la joie. Comme chrétien, comme prêtre, comment être témoin de la joie de l’Evangile ? C’est la question du rapport entre le message et le messager. Comme le fait remarque le saint pape Jean-Paul II dans l’encyclique Redemptoris Missio (n° 13), en Jésus « il y a identité entre le message et le messager, entre le dire, l’agir et l’être. Sa force et le secret de l’efficacité de son action résident dans sa totale identification avec le message qu’il annonce : il proclame la Bonne Nouvelle non seulement par ce qu’il dit ou ce qu’il fait, mais par ce qu’il est ». En Jésus, la joie de l’Évangile est palpable et crédible : il est ce qu’il annonce. A sa suite, tout chrétien, mais plus encore tout prêtre de par sa mission propre, aspire à cette identification, dire ce que l’on vit et vivre ce que l’on dit pour être un témoin authentique de la Bonne Nouvelle. Cette Bonne Nouvelle est celle du salut, qui consiste, pour reprendre encore les mots de saint Jean-Paul II, « à croire et à accueillir le mystère du Père et de son amour, qui se manifeste et se donne en Jésus par l’Esprit » (Redemptoris Mission 12). Ce n’est donc pas une nouvelle triste, austère, mais joyeuse et libératrice. Ainsi Jésus peut avoir ces mots extraordinaires au cœur du discours sur le Bon Pasteur : « Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante » (Jn 10, 10). Ces paroles m’ont toujours beaucoup impressionné et interrogé car, à tort ou à raison, il me semble que, bien souvent, au moins pour un Français qui, selon les mots de Mgr Baudrillart, « passe souvent au dehors pour n’être pas sérieux, l’est extrêmement quand il s’agit de religion »[12], il y a un déficit de vie et de joie dans la façon de servir le contenu de la Bonne Nouvelle, parfois même chez ceux qui ont reçu mandat explicite de « faire paître le troupeau, non par contrainte mais de bon cœur » (1 P 5, 2). Le salut est œuvre sacrée et sérieuse, c’est vrai, mais pourquoi glisser si facilement du grave à l’austère, et parfois même, de l’austère « au triste » (qui est l’un des noms que Philippe donne au Démon « il Tristo »[13]) ? Si le message est vie et joie, paix et communion, on doit en retrouver les effets dans les paroles, mais aussi dans l’être et dans le style de vie du messager. Il en va de la crédibilité et du message et du messager. Que serait un message qui n’opère pas ce qu’il dit, qui ne procure pas la joie et la paix dans la communion restaurée, à commencer chez ceux qui le proclament ? J’étais donc à la recherche d’une figure sacerdotale qui incarne cette identification entre le message et le messager, qui donne à voir la joie de l’Évangile et sa « fécondité évangélisatrice » dont parle le pape François dans l’Exhortation apostolique Evangelii Gaudium[14], et non seulement parce qu’il est jeune et enthousiaste, mais animé de cette ardeur jusque dans le grand âge, ce qui est sans doute le plus difficile !

3-Ce que j’ai alors trouvé, ce n’est pas d’abord saint Philippe Néri mais l’Oratoire. Cela correspondait à une autre période de ma vie, comme formateur de séminaristes et de jeunes prêtres, et à un autre questionnement (le troisième !) : comment donner à voir, dans la façon de vivre du prêtre, le style de vie évangélique, notamment la consigne et la prière de Jésus : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » et « Père qu’ils soient UN afin que le monde Croie » ? Le modèle du prêtre seul dans son presbytère me semblait décalé et inapproprié vis-à-vis des recommandations de l’Eglise et surtout de l’Evangile lui-même. Plus concrètement, la question se prolongeait ainsi pour moi comme formateur : comment résorber le hiatus entre le style de vie du grand séminaire et celui du ministère ? Par exemple, en référence aux « quatre piliers de la formation », le séminaire donne une place importante à la prière personnelle et à la belle liturgie, notamment par le chant de la Liturgie des Heures, à la vie communautaire, au travail intellectuel, au sport, autant d’aspects qui semblent s’évaporer lorsque le jeune prêtre est en contact avec ce que l’on appelle parfois (à mon avis, à tort), « la réalité ». Un jour, à la fin d’une retraite sacerdotale pour les prêtres de mon diocèse, alors que nous étions invités à parler au cours du dernier repas, un confrère me prit à parti pour reprocher la formation et le style de vie que nous avions au séminaire qui, d’après lui, étaient inadaptés à la vie concrète du prêtre diocésain. Je fis remarquer que l’Église impose une ratio qui cadre la vie et la formation et que, si nous avions sans doute à progresser, peut-être que le style de vie des prêtres devait aussi s’interroger pour faire une part du chemin et résorber cet écart. Car la « formation permanente » dont il est question dans Pastores Dabo Vobis – et qui est encore valorisée dans la ratio récemment publiée – montre bien qu’il doit y avoir une certaine continuité entre les principes mis en place au grand séminaire et la vie des prêtres. Encore faut-il trouver des moyens concrets pour les mettre en œuvre, et donc, que des prêtres plus anciens portent ce souci, d’abord pour eux-mêmes, puis pour aider les plus jeunes. C’est ainsi que, un peu avant le grand Jubilé de l’an 2000, en lien avec l’évêque de l’époque, nous avions cherché une forme de vie qui respectât davantage cette cohérence entre le lieu de formation et le ministère concret des prêtres diocésains. Après plusieurs années, et pour différentes raisons, ce cheminement nous rapprocha de l’Oratoire de saint Philippe Néri qui nous semblait avoir en ses germes tout ce que nous recherchions. C’était en mai 2002, dix ans avant la fondation de l’Oratoire de Hyères. C’est donc la découverte de l’Oratoire qui nous conduisit à la rencontre de saint Philippe qui, peu à peu, avec délicatesse, s’imposa à nous comme l’icône de la sainteté sacerdotale à laquelle nous aspirions.

  1. Comment Philippe répond ?

En quoi saint Philippe répond à nos trois questionnements ? Commençons par l’Amour, qui est la clef et la source pour comprendre les deux autres questionnements autour de la joie et de la Vie.

1-Sans doute faudrait-il évoquer la famille de Philippe et sa ville de Florence où il naît en ce début du XVIème siècle, là est le terreau qui la nourrit, porté, façonné en ces années d’enfance et d’adolescence. C’est là le berceau de l’Amour, de la bonté et de la beauté qui va définitivement imprégner son âme si bien que, jusqu’en ses années romaines, on parlera encore de Pippo Buono, du Bon petit Philippe. Mais il lui faudra l’exil, loin de sa terre, de sa famille et de ses amis, pour être saisi par l’Amour du Christ et ne plus rien préférer à lui. Aidé par les bénédictins du Mont Cassin, par la contemplation de l’étendue de la mer à Gaeta, et surtout, par la contemplation du Christ miraculeux de la « montagne spartaca », Philippe fait l’expérience de ce que nous dit saint Paul (2 Co. 5, 14-15) :

L’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux.

Dès lors, Philippe ne pourra plus regarder un crucifie, que ce soit celui du Studium des Augustin ou celui de Saint Jérôme de la Charité, sans qu’il soit bouleversé aux larmes et qu’il se réfugie dans la plaie de son côté pour y puiser l’amour et la miséricorde, comme il y invitera tous ses fils spirituels.

Surtout, à 29 ans, à la veille de la Pentecôte de 1544, alors que Philippe priait dans les Catacombes pour demander la ferveur des premiers chrétiens et des martyrs, il fait l’expérience d’une effusion de l’Esprit Saint qui vient à la fois couronner et parfaire tout son chemin spirituel. Il confiera à la fin de sa vie qu’il vit comme une boule de feu venir à lui, entrer dans sa bouche et descendre en ce cœur que l’on découvrira, à sa mort, une fois et demie plus gros que la moyenne, laissant une proéminence et des côtes séparées pour laisser l’espace suffisant à un organe hypertrophié.  On a pu comparer cette expérience aux stigmates de saint François à l’Alverne[15], ou à la Transverbération de sainte Thérèse d’Avila. Elle le marquera à vie et fera de lui l’homme de la pentecôte (d’où la chasuble rouge avec laquelle il est si souvent représenté), le témoin de « l’Amour de Dieu répandu en nos cœurs, par le Saint Esprit qui nous a été donné » (Rm 5,5). Dès lors, au-delà des effets physiologiques (chaleur ; tremblements ; extase et lévitations) Philippe ne connaîtra plus de tiédeurs, ou de ces « nuits de la foi » dont on peut faire l’expérience douloureuse. Sa souffrance à lui, c’est d’être trop aimé (« je n’en puis plus Seigneur, arrêtez ! ») et surtout, que l’Amour ne soit pas aimé, pour reprendre la plainte de saint François d’Assise. Et il n’aura de cesse de faire connaître l’amour du Seigneur, de le communiquer, de permettre à d’autres d’en faire l’expérience. Là est l’âme de son ardeur apostolique.

Lui qui vivait de façon quelque peu marginale, comme un ermite au cœur de la ville, voici que l’Esprit va « l’ecclésialiser », le lancer au service de la mission dans des œuvres qui répondent au besoin de son temps. Aidé par son père spirituel, il fonde l’Adoration des 40 heures, puis la Trinité des Pèlerins consacrée à l’accueil des pèlerins et au soin des malades, puis à 36 ans, il accepte le Sacerdoce pour mieux aider spirituellement ceux qu’il rencontre, et enfin, naît de lui une nouvelle forme de vie dans l’église, la première de ce genre, ce que l’on appelle aujourd’hui une Société de Vie Apostolique. Le but est de créer un contexte favorable, un « écosystème », une sorte de permaculture pour un développement durable de la vie évangélique : l’Oratoire sera une école de la charité, une école de l’Amour de Dieu et du prochain, où presque sans y penser, par un style de vie adéquat, les participants vivent « naturellement surnaturellement ».

Sans vouloir anticiper sur la conférence du p. Benoît, je voudrais souligner un aspect extrêmement moderne et pertinent : il me semble que Philippe ne forme pas simplement à vivre ce qui est au cœur de la vie chrétienne, à savoir le commandement de l’Amour, mais, plus précisément, celui de l’Amour réciproque. Quant Jésus en Jn 13, 34-35, parle d’un « commandement nouveau », nous avions déjà le commandement « d’aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces », et celui « d’Aimer le prochain comme nous-mêmes » (dont Jésus ne fera plus qu’un seul commandement : Mt.22, 37). La nouveauté est dans sa personne qui en est le modèle, « comme je vous ai aimé », et dans la réciprocité, « les uns les autres » qui revient à plusieurs reprises en Jn. 13 et en Jn. 15. Non seulement il faut aimer, mais se rendre aimable, provoquer l’autre à l’amour, à une réponse, à une réciprocité. L’amitié établie cette réciprocité, d’où la parole de Jésus qui vient juste après : « Désormais je ne vous appelle plus Serviteurs mais Amis ». A la veille de sa passion, ayant tout dit et tout donné à ses disciples, dans une certaine relation d’égalité et de réciprocité, il peut les appeler « mes amis ». Pour le pape François, c’est l’une des marques de saint Philippe qui « exerça un apostolat de la relation personnelle et de l’amitié » (26 mai 2015). Lui, le Socrate Romain, fait dialoguer les cœurs, Cor ad cor loquitur, à travers toute sa pédagogie de la tractatio, de la place qu’il donne aux plus jeunes et aux plus pauvres, par le caractère démocratique de son organisation, par le refus d’une institution trop lourde, trop congrégationnelle qui empêcherait de se connaître « de visage à visage » comme l’exprime Newman, par la stabilité qui engage ses disciples dans la fidélité, jours après jours, sans fuir les difficultés, sans faire peser aux autres ses états d’âme, ses aspérités, ce qui demande beaucoup de renoncements et une humanité éduquée, ce que Newman appelle « être des Gentlemen », non au sens snob du terme mais en acceptant de travailler son humanité, comme le paysan travaille sa terre pour lui faire porter son fruit. La Charité est à ce prix. Et c’est à cela, à cette amitié, à cette unité, à cette réciprocité dans l’amour que Jésus promet la force du témoignage : « C’est à l’Amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaitront que vous êtes mes disciples ». Quelle prophétie pour notre temps si difficile, où la marge de manœuvre du témoin de la foi se rétrécie. Il lui restera toujours sa capacité à aimer et à se rendre aimable. Un spécialiste de la spiritualité a pu écrire de façon non exhaustive que le premier millénaire à mis en valeur le premier commandement « d’aimer Dieu de tout son cœur », depuis la spiritualité du martyr et de la virginité jusque dans différents  courants du monachismes : « Dieu seul » ; le second millénaire, avec les ordres mendiants, la redécouvertes des lieux Saints, de l’humanité du Christ, puis l’humanisme de la renaissance jusqu’aux ordres fondés au XVIII et XIXème pour le soin des pauvres et l’éducation de la jeunesse, a mis en valeur le second commandement, celui de l’amour du prochain. Et pour lui, le troisième millénaire doit être celui de l’Amour réciproque : « Ainsi le prochain n’est plus seulement une personne à servir, à aimer, mais à entrainer dans la réciprocité de l’amour, car c’est seulement dans cette réciprocité que l’on peut vivre l’amour typique de Dieu, l’amour trinitaire » [16].

2-Venons-en à la joie. Elle a chez saint Philippe un caractère naturel et culturel. Le surnom de Pippo Buono comme les témoignages sur son enfance, parlent en faveur d’une nature harmonieuse, bonne et joyeuse, cultivée par un milieu florentin qui se plaisait en facétie de toutes sortes, même aux moments les plus dramatiques de son histoire comme dans les années 1530 : assiégés par les troupes espagnoles, affamés et victimes des épidémies, ils continuèrent à chanter, jouer de la musique et au Calcio, faire carnaval, au nez et à la barbe des ennemis. Notons que le livre le plus usé de la bibliothèque de notre saint est un recueil d’histoires drôle écrit par un prêtre florentin de la fin du XVème, le curé Arlotto inhumé tout près du Couvent Saint Marc où Philippe se rendait si souvent. Mais plus profondément, la joie de Philippe était intérieure : comment être triste quand on a fait l’expérience de l’Amour. Le fruit de « l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, etc. » (Ga 5, 22). Pour Philippe, la vie dans l’Esprit Saint remplie le cœur et chasse toute forme de tristesse autocentrée. Il invitait à marcher allegramente, comme il l’avait reçu de Persiano Rosa, son père Spirituel, et il disait : « mélancolie et tristesse, hors de chez moi ». Nombre de ses facéties venaient au service de son bon sens pastoral – comme dans l’histoire de la poule plumée ou de la femme raccompagnée chez elle entre deux candélabres après la communion – mais aussi au service de ses extases, lorsque son corps n’en pouvant plus des envahissements de l’Esprit, réagissait par des tremblements, des chaleurs, des lévitations. Il avait alors recours à quelques pitreries, non pour amuser la galerie mais pour distraire ses sens inadaptés à l’ardeur envahissante de l’Esprit et lui permettre d’accomplir son devoir d’état. La plupart d’entre nous avons besoin de nous concentrer avant de dire la messe, lui c’était l’inverse, il devait se distraire ! Ainsi lorsqu’il se faisait lire des histoires drôles juste avant de célébrer, ou caresser son chat ou encore jouer avec des clefs posées sur l’autel, ou encore, à l’arrivée des reliques de saint Maure et saint Papias, lorsqu’il tira sur la barbe d’un garde Suisse et sauta dans une flaque d’eau pour arroser tout ce monde bellement vêtu. Avec Philippe, l’Evangile n’est jamais triste.

3-Reste le rapport à la vie et aux joies de ce monde. Si la joie de Philippe est naturelle, culturelle, spirituelle, elle est aussi ascétique, nous donnant peut-être ainsi la clef du juste rapport aux joies humaines : comment être « dans » le monde sans être « du » monde ? En effet, Philippe pratiquait aussi l’humour, et parfois le plus grotesque et le plus humiliant, pour échapper à tout orgueil, à toute vanité, à tout repli sur soi, pour rester humble et transparent au Christ, à la vie de l’Esprit en lui. Il préférait passer pour fou que pour saint, et, dans la ligne des fol- en-Christ, « il n’attendra pas que le mépris lui vienne, maintes fois il le provoquera pour ne pas manquer de réaliser complètement le spernere seipsum et le spernere se sperni »[17] des médiévaux qu’il aimait citer et rappeler à ses fils spirituels. Nous sommes là dans la « troisième sorte d’humilité » dont parle saint Ignace dans les Exercices (n° 167), la plus parfaite : « Je préfère être regardé comme un sot et un fou pour le Christ, qui le premier a passé pour tel, plutôt que comme un sage et un prudent en ce monde ». C’est là le secret de la « joie parfaite » dont parle saint François d’Assise, et qui fera que saint Jean-Paul II nommera Philippe « le saint de la joie »[18]. En même temps, nous est donnée la clef pour répondre au délicat problème évoqué au début, comment « être dans le monde sans être du monde ». Seul celui qui a renoncé à tout peut tout retrouver en toute liberté, sans rien posséder, et la dernière chose à sacrifier, la plus difficile, est la volonté propre et ce que Thérèse d’Avila appelle « le point d’honneur », ne surtout pas perdre la face. Pour Philippe, la réponse se trouve « au bout des trois doigts », tout est là disait-il en joignant le geste à la parole. Il parlait de la mortification du rational, entendant par rational la volonté propre : seul celui qui y a renoncé à son « moi » tout-puissant, et ne cherche plus à paraître et à plaire, seul ce « pauvre en esprit » parvient au véritable détachement qui permet de s’intéresser à tout et à tous, sans calcul, et de tout intégrer sans rien s’approprier, se réserver ou s’attribuer. Car seul celui qui a renoncé à tout, jusqu’à perdre la face, « objet de mépris, sans beauté ni éclat » – comme le serviteur souffrant (Is 53, 2.3) – seul celui-là peut goûter à tout, librement et joyeusement. Si Newman a pu écrire, dans cette façon propre qu’il avait de dépeindre ses personnages sous des formes typologiques, « qu’il y a des saints dont la mission consiste plutôt à mettre une distance entre le monde et la Vérité ; d’autres dont la mission consiste à les rapprocher. Celle de saint Philippe était cette dernière »[19], c’est parce qu’il reconnaissait en Philippe celui qui ouvre les voies d’un humanisme spirituel véritable, un humanisme qui ne fait pas l’impasse sur une mystique et une ascèse des plus exigeantes, et dont le fruit est un amour des plus envahissants. Et seul cet amour donne la force, certes de renoncer au mal, au péché sous toutes ses formes, mais surtout de tendre vers le bien et de tout embrasser en vue de l’assomption de tout et de tous dans le Christ : « Quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Co.10,31). C’est ce à quoi est parvenu saint Philippe dans son œuvre séculière : joindre les choses du ciel et de la terre, que « sur la terre comme au ciel » la gloire et la volonté du Père soit manifeste, sans séparation, ni confusion. La musique, le chant, les promenades, les jeux, les pique-niques, la prière, l’adoration, les sacrements, le partage sur la Parole, le soin des pauvres et des malades, tout pour la gloire de Dieu. C’est ce qui marqua fortement Goethe chez celui qu’il appelle « son Philippe », cette capacité d’unir en lui et dans sa fondation de l’Oratoire, les choses les plus spirituelles et les plus humaines, « d’unir la spiritualité, et même la sainteté, avec le siècle, d’introduire les choses divines dans celui-ci, et par là de préparer aussi une réforme ; car là seulement est la clef capable d’entrouvrir les prisons de la papauté et de redonner au monde libre son Dieu »[20].

La vie, la joie, l’amour, c’est un très bon film que nous présente le cinéma italien, on ne s’y ennuie pas, il répond non seulement à nos petites questions personnelles, mais surtout au vide abyssal qui aspire tant de nos contemporains, notamment les jeunes qui s’amusent à satiété sans être rassasiés. Et ce n’est pas une fiction, c’est la réalité : Philippe est une très belle interprétation pour notre temps de la Bonne Nouvelle de Jésus, et l’Oratoire nous entraîne à jouer notre propre rôle dans ce cinéma Paradiso, pour la joie des petits et des grands.

Prions avec l’oraison liturgique de la fête de saint Philippe, au 26 mai :

O Dieu notre Père qui glorifies tes saints et les donnes à ton Église comme modèles de vie évangélique, accorde-nous d’être embrasés du feu de l’Esprit Saint qui brûlait si merveilleusement le cœur de Saint Philippe.


[1]Primo Processo, I, p. 3 : « Que siamo santi, che siamo santi ».

[2] H.U VON BALTHASAR, Gloria. Una estetica teologica, Milan 1991, V, 131s.

[3] Louis PONNELLE et Louis BORDET, Saint Philippe Néri et la société romaine de son temps (1515-1595), Lettre-préface de sa grandeur Mgr Baudrillart, Bloud et Gay, Paris 1928. Nous citerons cet ouvrage de référence en français sous l’abréviation « PONNELLE et BORDET », dans l’édition La Colombe, Paris 1958.

[4] Troisième supérieur de la Compagnie de Saint Sulpice, traducteur et « adaptateur » de Mr Olier.

[5] Cf. Louis SULLEROT, Une nouvelle vie de saint Philippe Néri, in Vie spirituelle 4 (1928), p. 509.

[6] Henri BREMOND, Divertissements devant l’arche, Grasset, Paris 1930, p. 86.

[7] Madeleine DELBREL, Alcide.

[8] Yves de MONTCHEUIL, Problèmes de vie spirituelle, ed. de l’Epi, Paris 1963, p. 120.

[9] Léonce de GRANDMAISON, Écrits spirituels, T. 1, préface de M. Daniélou, Beauchesne, Paris 1933, p. III.

[10] MONTCHEUIL, Problèmes de vie spirituelle, p. 123.

[11] Cf. Ibidem, p. 159.

[12] PONNELLE et BORDET, p. V (éd. 1928).

[13] PONNELLE et BORDET, p. 180.

[14] FRANÇOIS, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium (24 novembre 2013), n°11. Notons que j’ai commencé la thèse quelques mois après la publication de cette Exhortation apostolique.

[15] Cf.  Ludwig von PASTOR, Histoire des papes depuis la fin du Moyen-âge, XIX, Plon, Paris 1938, p. 136.

[16] Fabio CIARDI, in Nouvelle Cité, n°601, janvier-février 2020.

[17] PONNELLE et BORDET, p. 91.

[18] Saint JEAN-PAUL II, Lettre aux membres de la Confédération de l’Oratoire (7 octobre 1994).

[19] John Henry NEWMAN, Saint Philippe Néri, Ad Solem, Paris 2010, p. 108.

[20] GOETHE, Voyage en Italie, Omnia p. 369.

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