Les maisons de l’Oratoire en Provence


par Alain VIGNAL, Colloque à Hyères, 28 mai 2022


Dans le cadre de ce colloque consacré au Jubilé des 400 ans de la canonisation du fondateur de l’Oratoire, le Père Benoît Moradei m’a chargé de vous parler des maisons de l’Oratoire philippin en Provence. Je tiens à le remercier de sa confiance, à vous remercier de votre présence et à placer cette modeste conférence sous le patronage de saint Philippe Neri.


Étudier le développement d’un ordre religieux dans une région est un sujet classique pour les historiens : il s’agit de replacer l’extension de la congrégation dans le contexte géographique et institutionnel et d’évaluer le dynamisme des fondations, la géographie des implantations, leur destinée au cours du temps. En un mot, la Provence est-elle un point fort pour le développement de l’Oratoire ? Quelles sont les spécificités des maisons de l’Oratoire en Provence ?


Avant de répondre, il faut dire quelques mots sur les sources. L’historien bâtit son travail sur l’utilisation d’une documentation la plus diverse et la plus complète possible, qu’on peut sommairement diviser en deux catégories – ce qui n’est pas toujours bien connu du grand public :

Les sources primaires, de première main, sont les archives produites par les institutions civiles ou religieuses de l’époque, conservées dans divers centres d’archives (diocésaines, départementales, communales, nationales, Archives secrètes du Vatican…).

Les sources secondaires, de seconde main, sont les publications imprimées (ouvrages, articles, thèses) qui ont été écrites sur le sujet, que je nommerai de temps en temps.
Pour le présent sujet, n’étant pas spécialiste de l’Oratoire, je me suis servi essentiellement de sources secondaires, dont plusieurs articles ou conférences sur l’Oratoire en France, auxquelles j’ai ajouté mon expérience de quelques sources primaires concernant la Provence, telle mon étude sur le destin des prêtres révolutionnaires issue de ma thèse de doctorat sur les prêtres varois en 1789 et 1905, disponible sur Internet.


Je présenterai donc mon propos en trois parties, avec une présentation religieuse de la Provence, une description des implantations des établissements de l’Oratoire et quelques éléments sur le devenir de ces différentes maisons.


I Le contexte régional : la Provence moderne


Lorsque saint Philippe Neri meurt à Rome le 26 mai 1595, la Provence est française depuis un peu plus de 110 ans. Longtemps indépendante de la France, elle s’est développée dans les périphéries du Saint Empire romain germanique. En 1481, le comte de Provence Charles III (aussi connu sous le nom de Charles V d’Anjou), neveu du célèbre bon roi René, mort sans héritier direct, lègue son fief au roi de France Louis XI. Il faut plusieurs années pour avaliser les conditions de l’union des couronnes (le roi de France gouverne en tant que comte de Provence) et, en 1486, les États de Provence proclament cette union « définitive et éternelle ».
Au XVIe siècle, la Provence est fortement marquée par les guerres de Religion.
Bien que ne comportant que très peu de protestants, contrairement au Languedoc ou au Dauphiné (quelques familles à Marseille ou à Toulon, des descendants des Vaudois dans le Vaucluse actuel), la région est le théâtre de nombreux affrontements militaires, notamment au cours de la 8e et dernière guerre, au cours de laquelle le protestant Henri de Navarre, devenu le roi Henri IV, tente de reconquérir par la force son propre royaume. Fervente catholique, la Provence suit majoritairement la Ligue, qui refuse Henri IV, au moins jusqu’à son abjuration en 1593. L’édit de Nantes en 1598 ramène la paix religieuse et ne donne aucune place forte aux protestants, qui restent très minoritaires.


Après les guerres de Religion, il faut reconstruire matériellement et surtout spirituellement la
province. C’est l’époque de la Contre-Réforme (certains historiens préfèrent parler de la Réforme catholique), dans la foulée du concile de Trente (1545-1563), dont il faut noter qu’il est convoqué par un ancien évêque varois – si on me permet cette expression anachronique : Alexandre Farnese (le pape Paul III) a en effet été évêque de Vence, à l’extrémité orientale de la Provence entre 1508 et 1510, un quart de siècle avant de monter sur le trône de saint Pierre en 1534.


Les deux grands principes du concile sont la réaffirmation de la doctrine catholique contre l’hérésie de Luther (la présence réelle de Jésus dans l’eucharistie, les sept sacrements, la valeur salvifique de la messe, la nécessité de la foi et des oeuvres, la défense de l’autorité du pape, la réaffirmation de la valeur du sacerdoce ministériel). Cela passe notamment par la diffusion de ce que j’appelle les « masses de granite » de la Contre-Réforme, en référence à une célèbre expression de Bonaparte pendant le Consulat :

La profession de foi trinitaire imposée à tous les clercs par la bulle Injunctum nobis de 1564.

Le Catéchisme romain publié en 1566, divisé en quatre parties (le Credo, les sacrements, le
Décalogue, la prière).

Le bréviaire romain qui fixe le contenu des huit offices récités par les clercs, publié dans la bulle Quo a nobis de 1568.

Le Missel romain paru avec la bulle Quo primum de 1570 (on parlera du missel de saint Pie V).

La Vulgate clémentine, texte révisé de la Bible de saint Jérôme, rédigée en 1593 par le cardinal
Bellarmin et le pape Clément VIII.


Le second principe, qui répond directement aux dénonciations de Luther, est la suppression de tous les abus (commerce des indulgences, vénalité des charges ecclésiastiques, relâchement des moeurs des prêtres et des fidèles, manque de formation des prêtres). Le personnage qui est garant de l’application de toutes ces mesures est l’évêque diocésain. Ayant désormais obligation de résidence dans son diocèse, il a l’autorité nécessaire pour assurer la bonne marche de l’Église locale.
Il faut rappeler ici que, pour des raisons historiques liées à la précocité de la christianisation de la région sous l’Empire romain, la Provence est à l’époque constituée d’une vingtaine de diocèses, souvent de petite taille. Dans le détail, le territoire provençal est divisé en trois provinces ecclésiastiques, auxquelles s’ajoutent des portions d’une quatrième :

À l’ouest, la province de l’archevêché d’Arles (autrefois occupé par saint Trophime et saint Césaire), avec 4 évêchés suffragants : Saint-Paul-Trois-Châteaux (Tricastin), Orange, Marseille et Toulon (le siège de saint Cyprien, qui a été contesté par Hyères au Moyen-Âge).

Au centre, l’archevêché d’Aix (détaché d’Arles au concile de Francfort en 794, à l’époque
carolingienne), comprenant les 5 diocèses de Gap, Apt, Sisteron, Riez et Fréjus (ancien siège du pape d’Avignon Jean XXII).

À l’est, l’archevêché d’Embrun, avec les 6 diocèses alpins de Digne, Senez, Glandevès, Grasse,
Vence, ainsi que Nice, qui ne fait pas encore partie de la France.

Depuis 1475, a également été créée une province ecclésiastique d’Avignon, détachée de celle
d’Arles, avec les diocèses de Vaison, Carpentras et Cavaillon, dont les territoires sont essentiellement situés hors de France, dans le Comtat Venaissin.
Embrun, Gap, Aix et Fréjus sont les plus étendus, tandis que Grasse, Vence ou Cavaillon sont les plus petits.


Pour terminer cette présentation, qu’en est-il du dynamisme religieux de l’espace provençal ? Henri Brémond, dans sa célèbre Histoire littéraire du sentiment religieux, dit que le Comtat et la Provence sont les endroits où le sentiment mystique est le plus fort. La ferveur de la pratique religieuse peut se manifester par deux indicateurs importants : la création de nombreuses confréries de Pénitents (fraternité et oeuvres de charité), typiques de la sensibilité méridionale, et la floraison d’ordres religieux.
Ainsi, le chanoine Émile Bouisson, auteur d’un fascicule sur Les Ordres religieux à Toulon et dans le diocèse de Toulon avant 1789, décrit l’installation des Capucins, des Carmes, des Minimes, des Augustins, des Observantins, des Pères de la Merci, des Jésuites, des Récollets ou des Ursulines.
Parmi ces ordres, figurent les Oratoriens.


II Les implantations de l’Oratoire


C’est donc dans ce contexte que nous allons évoquer les implantations de l’Oratoire en Provence. Y at-il une logique géographique dans la progression de l’ordre dans notre région ?
Le premier point à retenir est que, par proximité géographique, la Provence est la première hors d’Italie à accueillir des fondations de l’Oratoire.

C’est en 1586, du vivant de saint Philippe Neri, que le chanoine Rollin-Ferrier fonde, avec 7 compagnons, une première maison oratorienne qui suit la règle de Rome au sanctuaire de Notre-Dame de Grâces de Cotignac, où une église a été bâtie après l’apparition de la Vierge Marie en 1519 à Jean de la Baume au Mont Verdaille. Pour rappel, nous sommes plus de 70 ans avant la seconde apparition de Cotiganc, celle de saint Joseph au berger Gaspard Ricard sur le mont Bessillon en 1660. L’Oratoire de Cotignac reçoit approbation officielle par une bulle du 13 novembre 1599, peu après l’Oratoire de Thonon (aujourd’hui en Haute-Savoie). En effet, après la mort de saint Philippe Neri en 1595, l’Oratoire a essaimé en Savoie sous l’influence de saint François de Sales.


En 20 ans, jusqu’en 1611, pas moins de 11 maisons s’ouvrent dans notre région, en particulier en Provence occidentale : Marseille, Avignon, Cavaillon, Saint-Rémy, Arles, Les Baux, La Ciotat, Aups, Toulon, Grasse. Cela signifie qu’en deux décennies, la moitié des diocèses provençaux avait déjà une implantation de l’Oratoire, en particulier les diocèses les plus urbains, ce qui est assez logique (les diocèses alpins, plus ruraux, restent moins touchés par cette expansion). On peut donc parler d’un grand succès. Peut-être est-ce lié à ce que l’historien Maurice Agulhon appelle la sociabilité méridionale, le fait que les Provençaux aiment se retrouver ensemble et vivre en commun. Ici, des prêtres et des frères se retrouvent ensemble sus un même toit, sans observer de règle.


Plus concrètement, ce développement est surtout l’oeuvre de deux hommes du Comtat au destin assez rocambolesque, le Père Romillon et César de Bus, qui vient d’être canonisé à Rome le 15 mai dernier, en même temps que le père Charles de Foucauld. Le récit de leur vie – que j’emprunte du Père Jacques Bombardier, de l’Oratoire de Nancy – vaut le détour.
Jean-Baptiste Romillon est né en 1553 à L’Isle-sur-la-Sorgue, dans le Comtat Venaissin, d’une
famille assez aisée. Sa mère, fervente catholique, est la soeur d’un conseiller au Parlement d’Aix et la tante du Père jésuite Louis de Suffren (1565-1641), qui fut confesseur de Louis XIII, auteur spirituel et un opposant au cardinal de Richelieu.

Paradoxalement, le père de Jean-Baptiste Romillon était calviniste, il fait même partie des premiers protestants de la région. Le Père Bombardier nous raconte qu’en fait, il est victime de plusieurs personnes malveillantes qui le font déclarer hérétique pour lui confisquer ses biens. De ce fait, le père devient hérétique pour de bon et le jeune Jean-Baptiste, solidaire de lui, est un huguenot zélé et combat dans les armées protestantes. Pourtant, il va connaître une conversion inattendue. Alors qu’il se repose quelques jours, entre deux combats, chez une cousine restée catholique, Mme Chateauneuf, celle-ci décide de lui offrir un livre religieux, le traité sur l’oraison de Louis de Grenade. Jean-Baptiste commence à le dévorer et se pose beaucoup de questions sur le calvinisme.

En 1579, à 26 ans, Romillon abjure le protestantisme dans la cathédrale de Cavaillon et prend comme père spirituel un jésuite, le père Pecquet, qui a été longtemps recteur du collège d’Avignon. Il abandonne l’armée huguenote et reprend son premier métier de marchand, tout en passant de longs moments réguliers en oraison. Il ressent rapidement la vocation sacerdotale et suit des études au collège de Tournon sur les conseils du père Pecquet. Nommé chanoine de la collégiale de L’Isle, sa paroisse de naissance, en 1587, il est ordonné prêtre l’année suivante et décide de mener une vie austère au service des malades et des pauvres.


C’est là qu’intervient le second personnage, saint César de Bus, qui n’est autre que son cousin. Né à Cavaillon en 1544 (de neuf ans plus âgé que Romillon), il rejoint d’abord à Paris son frère aîné Alexandre, qui est capitaine des gardes du roi Charles IX, et lutte contre les protestants dans l’armée royale au début des guerres de Religion, du côté opposé à celui de Romillon. Vite déçu par les combats, il mène un début de carrière de courtisan du roi et voit sa foi s’affadir. Déçu ensuite par la cour, il rentre à Cavaillon en 1573, troublé par la mort de son père et de son frère, et devient un artiste un peu bohème.

Comme le dit le Père Bombardier, il est « le boute-en-train de la jeunesse dorée de la contrée ». Il écrit des poèmes et des pièces de théâtre assez légères. Il est resté catholique, mais d’une foi très culturelle, et lui aussi va connaître une conversion, provoquée par deux habitants de la ville de Cavaillon. Un chapelier, Louis Guyot, neveu de l’évêque de Riez, était sacristain de la cathédrale et avait transformé sa boutique en foyer spirituel d’inspiration jésuite. Une paysanne, Antoinette Réveillade, qui vivait continuellement dans l’oraison et la pénitence, avait quitté son village après la mort de son mari et était venue habituer Cavaillon, en face de la maison de la famille de Bus. Ayant appris la situation de César de Bus, Antoinette n’hésita pas un jour à l’apostropher : « On ne se moque pas de Dieu. Il vous appelle et vous ne l’écoutez pas. Il ne cesse de vous chercher et vous ne cessez de fuir. » César tombe inconscient sur le chemin et décide soudain de changer de vie. Antoinette l’emmène chez Louis Guyot, qui le conduit au Père Pecquet.

En 1575, il fait sa confession générale, décide d’abandonner ses biens et de se mettre au service des pauvres. Il étudie pour devenir prêtre et se fait ordonner dès 1582. C’est vers ce moment-là qu’il rencontre son cousin Jean-Baptiste Romillon et tous deux ont l’intuition qu’il faut créer une société de prêtres pour catéchiser les populations des campagnes délaissées et ils vont s’inspirer de l’exemple de saint Philippe Neri et de l’évêque de Milan saint Charles Borromée. Leur initiative est soutenue par les évêques locaux du Comtat et de l’ouest de la Provence, tous Italiens (Avignon, Aix, Cavaillon, Carpentras, Arles), notamment Mgr Francesco Maria Tarugi à Avignon (1525-1608, disciple de saint Philippe depuis 1571) et Mgr Bordini à Cavaillon. Leur action apostolique est énorme : catéchèse des enfants et des adultes, mission dans les Cévennes et même dans le Vivarais en 1590.

Ce sont eux aussi qui introduisent la congrégation féminine des Ursulines en France à partir de 1594, à L’Isle-sur-la-Sorgue, puis à Aix. Ce sera un des plus gros succès de l’Ancien Régime, avec 300 maisons en France en 1699.
Les deux cousins décident de créer ensemble une nouvelle congrégation. Le 29 septembre 1592, ils fondent la Société des Prêtres de la Doctrine chrétienne, dont l’originalité est que chacun exerce à tour de rôle l’autorité pendant une semaine. Cette congrégation est approuvée par le pape Clément VIII le 23 décembre 1597, grâce à l’intercession de Mgr Tarugi, à la condition qu’il y ait désormais un supérieur stable. Cependant, un désaccord s’installe entre les deux cousins, qui aboutit à une scission en 1602. Le Père Romillon s’installe à Aix avec les 14 pères qui veulent vivre sans voeu, comme dans l’Oratoire philippin, statut qu’il obtient de Mgr Tarugi, devenu cardinal à Rome (il deviendra même le doyen du Sacré Collège), tandis que César de Bus poursuit dans sa jeune Société.
César meurt le 15 avril 1607, le Père Romillon vivra jusqu’au 16 juillet 1622.


Entre temps, le 11 novembre 1611, le Bourguignon Pierre de Bérulle (1575-1629), ordonné prêtre en 1599, proche de la célèbre mystique Madame Acarie, tous deux à l’origine de ce qu’on appelle l’École française de spiritualité du XVIIe siècle, a fondé le second Oratoire, l’Oratoire de France ou Oratoire de Jésus. Très attaché à la réforme du clergé et à « l’incomparable dignité » de la figure du prêtre (pour reprendre l’expression de Paul Cochois), dans le sillage du concile de Trente, Bérulle est allé en Italie pour rencontrer les disciples de Philippe Neri (il est toujours vivant, mais Bérulle ne le rencontre pas en personne) et s’inspire de ce qu’a fait le saint, mais en l’adaptant à sa manière, comme le Père Moradei vous l’a expliqué ce matin. Deux grandes différences, pour résumer : chez Bérulle, une insistance particulière sur le rôle du prêtre et une volonté assumée de créer une congrégation coordonnée entre les fondations. La congrégation est approuvée à Rome dès mai 1613 par le pape Paul V.

La même année, Bérulle prend contact avec les Oratoires de Provence pour tenter de les intégrer à sa congrégation naissante. Romillon vient voir Bérulle à Paris. En 1619, au bout de six ans de discussions, les Oratoriens de Provence s’unissent à ceux de France pour former une seule province. L’Oratoire continue de se développer ; en particulier, c’est apparemment en 1649, malgré quelques doutes dans la documentation, que s’ouvre l’Oratoire de Hyères. Je passe sur la liste précise des fondations, sur laquelle les auteurs ne sont pas tout à fait d’accord. Plusieurs maisons périclitent assez rapidement, mais d’autres persistent jusqu’à la Révolution, formant un maillage assez serré dans les diocèses du Sud.


III La destinée des maisons de l’Oratoire


Dans le temps qui nous est imparti, il est impossible de raconter toute l’histoire des maisons de
l’Oratoire en Provence. Il faut renvoyer à diverses publications, dont un article important paru en 1979 dans la RHEF6 ou une étude sur le collège de Marseille7, mais on insistera sur plusieurs faits saillants.


Le premier est l’importance spirituelle de la maison de Cotignac, la première fondée en France.
Liée dès le départ au sanctuaire marial de Cotignac, elle reçoit le 10 mai 1629 une bulle d’approbation du pape Urbain VIII, qui souligne la ferveur de la dévotion pour la Vierge Marie, d’où les fidèles accourent de presque tous les points du monde (https://blog.catholicapedia.net/tag/chanoine-rollinferrier/).


Parmi ses membres figure un vieux prêtre, le Père Paul, admiré par le Père Yvan d’Aix
comme un des plus grand mystiques de son temps. On sait que, moins de 10 ans plus tard, le
sanctuaire devait acquérir une notoriété nationale grâce aux révélations du Frère Fiacre, un religieux augustin déchaussé de Paris, qui reçoit des apparitions de la Vierge Marie lui disant que la reine Anne d’Autriche, qui n’arrivait pas à enfanter avec son mari le roi Louis XIII, devait faire réciter trois neuvaines de prière à Notre-Dame de Grâces de Cotignac (le sanctuaire marial), à Notre-Dame de Paris (la cathédrale du roi) et à Notre-Dame des Victoires (l’église que desservait la communauté du Frère Fiacre).

Au début, il n’est pas pris au sérieux, puis les neuvaines sont récitées comme demandé et la reine tombe enceinte. Chacun connaît la suite : le 10 février 1638, après deux mois de grossesse, Louis XII remercie le Ciel en consacrant son royaume à la Vierge Marie et établit le jour de l’Assomption comme fête nationale de la France (elle sera remplacée par le 14 juillet en 1880) ; on parle du « voeu de Louis XIII ». Le 5 septembre 1638, neuf mois jour pour jour après la fin de la récitation des trois neuvaines, vient au monde Louis Dieudonné, dauphin de France, le futur Louis XIV. Le 21 février 1660, devenu roi, Louis XIV vient remercier Marie, avec sa mère, à Cotignac pour le miracle de sa naissance. À cette occasion, il croise les Oratoriens qui tiendront le sanctuaire jusqu’à la Révolution. Et, presque 4 mois plus tard, comme on l’a déjà rappelé, c’est saint Joseph qui apparaît sur une autre colline de Cotignac, à quelques kilomètres de distance. C’est alors que se crée une deuxième maison d’Oratoriens à Cotignac, un cas unique en France en dehors de Paris.


Le deuxième fait à noter est que l’Oratoire a fourni de nombreux prédicateurs à l’époque moderne, évoqués par exemple par Jules Candel dans Les Prédicateurs français dans la première moitié du XVIIIe siècle. De la Régence à l’Encyclopédie (1715-1750), Genève, Slatkine Reprints, 1970 (chapitre III : « Les prédicateurs oratoriens. Les Oratoriens de Provence », p. 58-106).
Le plus connu, particulièrement à Hyères, est évidemment Jean-Baptiste Massillon (1663-1742). Est il besoin de dresser les grandes lignes de sa vie ? Né à Hyères le 24 juin 1663, il entre au noviciat d’Aix à 18 ans et enseigne au collège oratorien de Pézenas (Hérault) dès 1684. Il est ordonné prêtre en 1691 et se fait remarquer par son éloquence. Il prononce l’éloge funèbre de l’évêque de Vienne en 1691, puis de l’archevêque de Lyon en 1693, puis est appelé à Paris par le cardinal de Noailles. En 1700, il prêche l’Avent au château de Versailles devant le roi Louis XIV, qui lui dit : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, J’en ai été content mais, après vous avoir entendu, je suis très mécontent de moi-même. »

C’est lui qui prononce l’oraison funèbre du prince de Conti en 1709, du Dauphin en 1711, puis du Roi Soleil en 1715 (« Dieu seul est grand, mes frères ! »). Il est désigné évêque de Clermont en 1717, où il se rend deux ans plus tard avant de ne plus quitter son nouveau diocèse. Entre temps, il prêche le Petit Carême devant le jeune roi Louis XV et est élu à l’Académie française en 1718. Il est connu comme l’un des plus grands prédicateurs de son temps, admiré même par Voltaire, qui parle de lui comme « le prédicateur qui a le mieux connu le monde ». Il apprenait ses sermons par coeur et travaillait beaucoup ses textes. On ne compte pas les hommages qui lui ont été rendus : statue à Hyères bien entendu, statue sur la fontaine de Saint-Sulpice à Paris auprès de Bossuet et Fénelon, il aura même une ville à son nom dans l’Ohio. Il faut noter qu’il est resté oratorien jusqu’au bout, bien qu’il ait dû quitter l’Oratoire à son ordination épiscopale: « Je dois tout à l’Oratoire et je n’oublierai jamais les obligations que j’ai à la congrégation ».

On retrouve chez lui de nombreuses caractéristiques de l’Oratorien, que d’autres ont décrites mieux que moi : l’amour de la solitude et du désert, l’audace du prédicateur libre, la place particulière du prêtre, l’attention à tous, notamment aux plus pauvres. Dans sa biographie de Massillon, l’abbé Touze disait qu’il ne prêchait pas pour amuser, mais pour convertir.

Outre Massillon, Candel cite Jean-Baptiste Surian (1670-1754), fils de propriétaires terriens de
Saint-Chamas, devenu évêque de Vence en 1728, élu à l’Académie française en 1733, mais resté à son poste à Vence jusqu’à sa mort en 1754. Il est connu à Paris pour son éloge funèbre du roi de Sardaigne Victor-Amédée II de Savoie, mort en 1732, et pour un Petit Carême imité de Massillon. Il fonde à Vence l’hôpital Saint-Jacques auquel il lègue tous ses biens à sa mort. Il y a aussi Molinier (passionné d’apologétique, a beaucoup prêché sur l’affadissement des moeurs et les défauts des femmes, remarqué pour ses excès d’expression), mais également Mgr Honoré Quiqueran de Beaujeu (issu de la noblesse arlésienne, évêque de Castres à partir de 1705 et gallican invétéré) ou l’abbé Maure, qui avaient une certaine notoriété en leur temps.


Le troisième élément à noter est la vocation des Oratoriens à l’enseignement et leur résistance à la déchristianisation. L’étude de Frijhoff et Julia montre que l’Oratoire compte 81 maisons en France en 1789, dont 30 collèges, 5 séminaires, 4 maisons d’institution et 2 maisons d’études10. Plus de la moitié des Oratoriens sont des enseignants de collèges. Les établissements d’enseignement ont pâti au début du XVIIIe siècle d’une réputation de sympathie pour le jansénisme (plus ou moins avérée, avec le cas de Jean Soanen, évêque déposé de Senez), ce qui leur a valu 8 retraits de séminaires entre 1709 et 1743, mais ils ont bénéficié à partir de 1763 de l’expulsion des jésuites, leurs rivaux traditionnels, d’où la reprise de 7 anciens collèges de la Compagnie de Jésus. La courbe des entrées dessine même une belle montée entre 1745 et 1785, contrairement à d’autres ordres à la même époque. L’Oratoire d’Aix, qui reçoit tous les novices de Provence, enregistre même un record de 144 entrées entre 1780 et 1789, soit son meilleur score depuis sa fondation et un quart de toutes les entrées françaises. La congrégation ne semble pas être touchée par la crise des vocations qui affecte l’Église de France dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et encore moins la Provence ! À noter toutefois que le nombre de prêtres diminue largement au profit des frères : la France compte environ 300 prêtres de l’Oratoire en 1789.


À l’échelle régionale, l’Oratoire possède 12 maisons en Provence et dans le Comtat, toutes situées au sud d’une ligne Sorgues/Castellane14, ce qui représente une des plus fortes densités
d’établissements en France. D’ouest en est, on trouve Arles, Avignon, Marseille, Aix, Pertuis, Notre-Dame des Anges près d’Aubagne, Ollioules, Toulon, Hyères, Notre-Dame de Grâces et Saint-Joseph à Cotignac et Grasse. Presque toutes ont des fonctions d’enseignement. On notera que la maison de Hyères abrite en 1790 un parent de Massillon, Eustache Guibaud, âgé de près de 80 ans15. La Provence et surtout le Comtat fournissent d’ailleurs un foyer de vocations important jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais moins que la Franche-Comté ou la Normandie, comme en témoignent les cartes de Frijhoff et Julia.

Les historiens montrent que cette résistance à la crise des vocations est passée par une ouverture à des milieux plus versés dans les idées nouvelles, plus progressistes comme on dirait aujourd’hui, ce qui explique leur engagement souvent enthousiaste au profit de la Révolution de 1789. Il faut savoir toutefois que les membres de l’Oratoire ne se revendiquent pas en rupture avec la Tradition, mais ils proclament laisser la liberté de choix à leurs élèves.

De fait, plusieurs révolutionnaires célèbres ont été formés à l’Oratoire, comme Robespierre, Joseph Fouché ou Pierre Daunou, même si on trouve aussi le philosophe contre-révolutionnaire Louis de Bonald ou le cartographe Jean-Dominique Cassini (dit Cassini IV).
Comment se comportent les Oratoriens locaux pendant la Révolution ? Dans la grande base de
données que j’ai constituée pour ma thèse de doctorat sur les prêtres dans le Var entre 1789 et 1905, je compte au moins 46 religieux oratoriens dans le futur département à la veille de la Révolution.

Le bilan n’est pas très reluisant. Aucun n’a refusé de prêter le serment civique prévu par la loi mais condamné par le pape Pie VI, un seul l’a rétracté, le vieux Père Malus Lagrange de Notre-Dame de Grâces de Cotignac, retiré dans une famille de fidèles. Il faut dire que, d’après mes calculs, le Var est le département de France qui compte le plus de jureurs (92 %). Claude Brianson, de Cotignac lui aussi, abdique son sacerdoce et devient instituteur public ; Pierre Léon Guigou (de Varages) quitte le clergé lui aussi et se marie ; Jacques Espitalier (de Montferrat) embrasse une carrière politique et se marie ; Pons Joseph Bernard (de Trans), féru d’astronomie, devient ingénieur en chef ; Antoine Gros (de Figanières) choisit le métier de notaire, comme son père. François Garnier est exécuté après la reprise de Toulon par les républicains en décembre 1793, tandis que Césaire Jaubert (de Salon), ancien supérieur de Notre-Dame de Grâces à Cotignac, est un des rares à être réintégrés au Concordat, décédé
curé de Berre en 1808.

La Révolution coupera l’élan des Oratoriens, qui n’arriveront pas à reconstituer leur réseau au XIXe siècle. On sait qu’il n’y a plus aujourd’hui que 3 maisons et une trentaine d’Oratoriens en France, répartis entre Nancy, Dijon et Hyères.


En conclusion, il n’est effectivement pas anodin d’étudier les maisons de l’Oratoire en Provence. Elles ont été non seulement un point fort, mais surtout un point de départ de l’implantation de l’Oratoire en Provence, à la rencontre entre les deux Oratoires, l’italien et le français, celui de saint Philippe Neri et celui de Pierre de Bérulle. Ces maisons ont donné de grands prédicateurs et de nombreux enseignants, avant de disparaître dans les tourments de la Révolution. Il est heureux que l’Oratoire soit revenu sur les terres de Provence et il nous reste à prier pour que la nouvelle génération d’Oratoriens de Provence soit aussi féconde que celles du XVIIIe siècle, soit plus fidèle à la doctrine catholique que celle de 1789 et porte des fruits durables !

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